Avant le concile de Nicée (2)

Exercices pour les étudiants de l’institut Foi vivifiante

Etude : F. Breynaert, Parcours christologique, Parole et Silence 2016, p. 17-28

Exercices :

Résumez le sens des expressions bibliques utilisées pour parler de Jésus :

  • Plus qu’un prophète
  • Fils de l’homme
  • Christ
  • Verbe fait chair

Qu'est-ce qui vous semble le plus intéressant et le plus actuel ?

Couv christologie

Christologie 2. De la Bible aux pères de l'Eglise. Jésus plus grand que les prophètes

Christologie 3. De la Bible aux pères de l'Eglise. Jésus Fils de l'homme

Christologie 4. De la Bible aux pères de l'Eglise : Jésus-Christ

Christologie 5. De la Bible aux pères de l'Eglise. Le Verbe fait chair

De la Bible aux Pères - avant le concile de Nicée

 

« Il y a ici plus que Salomon…

Et il y a ici plus que Jonas ! » (Lc 11, 31-32).

            Avant d’aborder les conciles, il est important de sentir combien les pères de l’Eglise sont profondément enracinés dans la foi qui s’exprime dans le Nouveau Testament.

Jésus au-dessus des prophètes (Justin / Irénée)

            Les Actes des apôtres nous transmettent ainsi le second discours de Pierre :

« Repentez-vous donc et convertissez-vous, afin que vos péchés soient effacés, et qu’ainsi le Seigneur fasse venir le temps du répit. Il enverra alors le Christ qui vous a été destiné, Jésus, celui que le ciel doit garder jusqu’aux temps de la restauration universelle dont Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes. Moïse, d’abord, a dit : Le Seigneur Dieu vous suscitera d’entre vos frères un prophète semblable à moi ; vous l’écouterez en tout ce qu’il vous dira. Quiconque n’écoutera pas ce prophète sera exterminé du sein du peuple [cf. Dt 18, 15]. » (Actes 3, 19-23)

 

            Jésus est mort, ressuscité et va revenir, et ce sera la restauration de toutes choses. Saint Pierre évoque la prophétie de Moïse (Dt 18, 15), qui est l’autorité à laquelle ses auditeurs se réfèrent.

            Lorsque l’on a compris le parcours biblique et notamment « Jésus plus grand que Moïse », on comprend aussi que les premiers pères de l’Eglise ne reprennent pas la prophétie de Moïse (Dt 18, 15 ; Ac 3, 20-24 ; 7, 37): elle leur semble peu utile. Sans doute Jésus est-il prophète comme Moïse, mais il est plus grand que Moïse et les prophètes. Moïse et les prophètes annoncent quelqu’un d’autre, la venue de Dieu ou le messie. Mais Jésus annonce son propre retour (Ac 3, 21), un retour précédé par la figure d’Elie.[1] C’est la raison pour laquelle le discours explicite sur Jésus le prophète disparaît jusqu’à Justin inclus[2].

            Justin commente le baptême de Jésus au Jourdain en soulignant que les forces de l’Esprit Saint « reposent sur lui », c’est-à-dire qu’elles ont trouvé en lui leur « but ». C’est justement parce que Jésus a la plénitude de l’Esprit, et qu’en lui tout le principe du Logos est devenu présent, qu’il est au-dessus de tous les prophètes : « Les prophètes ont reçu de Dieu chacun l’une ou 1’autre de ces puissances »[3].Jésus n’a reçu seulement telle ou telle puissance, mais il les a reçu toutes ensemble, et en permanence : elles reposent sur lui, elles ont trouvé leur but. De plus, l’Esprit Saint sur Jésus, ce n’est pas pour Jésus, c’est pour nous. Le don de l’Esprit fait au Jésus terrestre, notamment lors du baptême, ne signifie pas que Jésus devient le Christ seulement à ce moment-là, mais cela arriva pour que les hommes reconnaissent qui est le Christ[4].

 

            Après Justin, Irénée[5] cite Ac 3, 22 avec Dt 18, 15-16. Jésus le prophète est considéré comme le « Fils de Dieu» qui s’est fait homme et a souffert.

            Pour Clément d’Alexandrie, il y a correspondance entre : Logos, Fils de Dieu, le prophète annoncé et le pédagogue de l’humanité[6].

            Origène, énumère les désignations ou noms (epinoiai) appliqués à Jésus-Christ qui se trouvent dans la Sainte Ecriture – il manque justement dans ses recherches « Jésus le prophète ». Il est inutile de présenter Jésus comme le prophète attendu (Dt 18, 15) parce qu’il est au-dessus des prophètes. Dans le Commentaire sur saint Jean, en lien avec Jn 4, 43s, Jésus est appelé « le prophète au-dessus de tous, par qui seulement les prophètes deviennent prophètes »[7]. Origène donne aussi une petite précision : un acte prophétique unique ne fait pas encore de Caïphe un prophète, de même que Balaam demeure un devin malgré sa prophétie.

 

            Ainsi, les pères de l’Eglise, qui ont mis un certain temps avant de parler de Jésus comme prophète étant donné que cela semblait superflu, ont repris ce thème en l’associant à des titres indiquant sa divinité.

           

Jésus le Fils de l’homme.

 

            Le Fils de l’homme apparaît dans l’Ancien Testament, dans le livre de Daniel. Il y a un tribunal, donc un jugement. Il y a un royaume comme une bête, c’est-à-dire inhumain, auquel s’oppose le royaume du Fils de l’homme. Or, dans l’Evangile, le Christ se désigne avec le titre « Fils de l’homme », cette désignation est toujours liée à la révélation de sa divinité, et c’est aussi avec cette désignation que Jésus annonce sa mort et sa résurrection. Voici le texte de Daniel :

 

« 9Tandis que je contemplais: Des trônes furent placés et un Ancien s’assit. Son vêtement, blanc comme la neige; les cheveux de sa tête, purs comme la laine. Son trône était flammes de feu, aux roues de feu ardent. 10 Un fleuve de feu coulait, issu de devant lui. Mille milliers le servaient, myriade de myriades, debout devant lui. Le tribunal était assis, les livres étaient ouverts. 11 Je regardais; alors, à cause du bruit des grandes choses que disait la corne, tandis que je regardais, la bête fut tuée, son corps détruit et livré à la flamme de feu. 12 Aux autres bêtes la domination fut ôtée, mais elles reçurent un délai de vie, pour un temps et une époque. 13 Je contemplais, dans les visions de la nuit: Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. 14 A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire éternel qui ne passera point, et son royaume ne sera point détruit. » (Daniel 7, 9-14)

 

Hippolyte : le fils de l’homme et l’incarnation du Fils de Dieu

            Hippolyte (v. 170 – †235), connu sous le nom d’Hippolyte de Rome, est théologien savant, et un « antipape » (expression qui est anachronique[8]) de 217 à 235 ; il n’a pas accepté que le pape Calixte reconnaisse les mariages entre les esclaves affranchi(e)s et les patricien(nes) et il s’est fait élire par ses partisans. Il est cependant vénéré comme un saint parce qu’il est mort martyr, en Sardaigne. Ceci dit, l’Hippolyte des nombreux commentaires exégétiques (dont celui sur Daniel) serait un personnage légèrement plus tardif (deuxième moitié du III° siècle)[9].

            Hippolyte commente Daniel (Dn 7) : c’est le Seigneur lui-même que Daniel voit, non pas certes encore comme homme parfait, cette forme est déjà une annonciation de l’incarnation :

« Le Verbe de Dieu était en effet annoncé d’emblée, comme homme, dans la forme d’un homme, destiné à paraître un jour dans le monde en homme incarné, mais qui n’était pas encore un parfait fils d’homme. » C’est précisément cette vision de Daniel qui devait prouver que Jésus est « Fils de Dieu et Fils de l’homme »[10].

            A travers l’usage du titre « Fils de l’homme », Hippolyte nous montre l’unité entre la divinité et l’humanité de Jésus. C’est bien, mais nous avons perdu la notion biblique d’un Fils de l’homme collectif signifiant un royaume.

 

Justin : la vision du Fils de l’homme (Dn 7) s’accomplira lors du retour glorieux du Christ

            Le Juif Tryphon pense que Jésus n’est pas le Fils de l’homme, car, selon le livre de Daniel, le Fils de l’homme reçoit effectivement la souveraineté éternelle et apparaît « dans la gloire» et la grandeur, alors que Jésus de Nazareth est mort sous la malédiction de la croix, sans honneur et sans gloire[11].

            Justin répond qu’une double série de prophéties doit être appliquée au même et unique Jésus de Nazareth : la première parlerait de son abaissement et de sa passion (notamment en Is 53, 2-9 ; Za 12, 10-14) lors de sa première venue.

            Mais il y aura un second avènement dans la gloire ; annoncé par David (Ps 110) et qui a été réalisé dans la résurrection du Christ. D’après cela, le Fils de l’homme est le Kyrios dont le retour est proche car « il est déjà à la porte »[12]. Justin revient donc à la tradition qui interpréta Dn 7 dans un sens messianique et l’appliqua à Jésus de Nazareth.

 

Tertullien : Le Fils de l’homme et l’unité des deux Testaments (contre Marcion)

            Tertullien a lui aussi un opposant auquel il doit répondre.

            Marcion rejette l’Ancien Testament. Tertullien répond en observant que la première fois où Jésus se présente comme le Fils de l’homme (Lc 5, 17, 24), il le fait en lien avec l’affirmation de posséder la toute-puissance pour remettre les péchés et cela à la lumière de Daniel 7 où le Fils de l’homme apparaît dans le cadre d’un tribunal, c’est-à-dire pour juger, ou pardonner. Pour Tertullien, c’est la preuve de l’unité des deux Testaments[13].

            Marcion pense qu’il est indigne pour Dieu d’être un homme. Tertullien observe en effet qu’aucune substance ne peut être digne de ce que Dieu la revête, mais justement, en revêtant une chose, c’est Dieu qui la rend digne. Et cela sans altérer l’essence de ce qu’il assume. Ce n’est pas à nous de mettre des limites à Dieu qui peut conférer de la dignité à qui il veut. Jésus tient son existence humaine de sa mère, qui est vierge. Ainsi la désignation de « Fils de l’homme » chez Tertullien ne se rapporte pas seulement à Dn 7, 13 mais également à Is 7, 14, établissant encore un lien supplémentaire entre Jésus et le Dieu de l’Ancien Testament.[14] (Nous commençons à voir que les réflexions mariales sont toujours imbriquées dans la juste compréhension du Christ).

 

 

Jésus-Christ, le Fils et l’Esprit Saint

            « Christ » est la transcription du grec Christos équivalent du terme hébreu Machiah, et qui signifie « oint» : consacré par l’onction. Dans l’histoire d’Israël, le roi est l’« oint du Seigneur ». Jésus fait évoluer le sens de la royauté qu’il faut attendre. Jésus donne donc au mot « Christ » un sens nouveau. D’ailleurs Jésus se laisse appeler Christ, mais il dit aussi « Je suis », nom mystérieux que l’on peut traduire par Seigneur, Adonaï (YHWH). Il est un mystère qui dépasse les catégories et les définitions.

            Dans l’Ancien Testament, l’Esprit et l’onction sont déjà liés l’un à l’autre[15], mais « la personnalité de l’Esprit Saint est complètement cachée »[16].

            Dans le Nouveau Testament, l’onction spirituelle de Jésus commence déjà, selon Lc 1, 35 et Mt 1, 20, à sa conception par l’Esprit Saint ; elle est attestée au baptême[17]. Elle s’étend sur toute la vie et l’action de Jésus le Serviteur de Dieu[18]. L’Esprit Saint mène Jésus au désert (Lc 4, 1), ou le fait tressaillir de joie (Lc 10, 21).

            L’Eprit Saint qui n’est pas seulement un don fait à la personne, comme jadis à Moïse ou à David, mais il est une « personne-don », envoyé d’auprès du Père (Jn 14, 26). L’envoi de l’Esprit Saint ne peut avoir lieu sans la Croix et la Résurrection : « Si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous » (Jn 16, 7). Et le Christ ressuscité qui dit aux apôtres : « Recevez l’Esprit Saint » (Jn 20, 19-22). Jean-Paul II commente : « la Rédemption est accomplie pleinement par le Fils comme l’Oint qui est venu et a agi par la puissance de l’Esprit Saint, s’offrant lui-même à la fin en sacrifice suprême sur le bois de la Croix. Et cette Rédemption est aussi accomplie continuellement dans les cœurs et les consciences des hommes - dans l’histoire du monde - par l’Esprit Saint qui est l’"autre Paraclet" »[19].

            Les discours dans les Actes partent encore de l’origine étymologique de "Christos" pour démontrer l’identité messianique de Jésus (Ac 4, 12.26.27). Cet oint n’est donc plus considéré comme le roi vainqueur des ennemis politiques ; il est le Seigneur qui domine sur la puissance du mal, du péché et de la mort. Il peut en délivrer les hommes qui se soumettent à lui comme leur Seigneur. Selon saint Paul, ceux qui acceptent sa prédication du "Fils de Dieu, Jésus-Christ" participent, grâce à Dieu, à l’onction du Christ et reçoivent le sceau de l’Esprit-Saint : « Et Celui qui nous affermit avec vous dans le Christ et qui nous a donné l’onction, c’est Dieu, Lui qui nous a aussi marqués d’un sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l’Esprit » (2Co 1, 21-22).

 

Saint Justin, saint Irénée…

            L’apologie de Justin contient un passage important, et très profond, pour l’interprétation de « Jésus » et de « Christ » :

« Le Créateur de l’univers n’a pas de nom parce qu’il est non engendré. Recevoir un nom suppose en effet quelqu’un de plus ancien qui donne ce nom. Ces mots Père, Dieu, Créateur, Seigneur et Maître ne sont pas des noms, mais des appellations motivées par ses bienfaits et ses actions.

Son Fils, le seul qui soit appelé proprement Fils- le Verbe existant avec lui et engendré avant la création, lorsqu’au commencement, il fit et ordonna par lui toutes choses, est appelé Christ parce qu’il est oint et que Dieu a tout ordonné par lui. Ce nom même a une signification mystérieuse. De même que le mot Dieu n’est pas un nom, mais une approximation naturelle à l’homme pour désigner une chose inexplicable, Jésus est un nom qui signifie homme et sauveur »[20].

 

            Dans les Evangiles, Jésus se présente comme le Fils, y compris dans la parabole des vignerons homicides. Nous savons ce que c’est que d’être fils au plan biologique. Mais Jésus, Fils de Dieu, nous révèle ce que signifie vivre en Fils. La connivence entre le Père et le Fils, la prière de Jésus au Père, son union à la volonté de son Père, Abba... Quant au mot « Christ », il nous ouvre au mystère, à l’Esprit Saint, à l’infinité de la sainteté.

            On retient souvent de Justin l’idée du « Logos », le Verbe, expression qui évoque la vie éternelle intra-divine et l’ordonnancement de la création. Or le mot Christ fait référence à toute une dynamique historique : conçu de l’Esprit Saint, Jésus annonce, par l’Esprit Saint, la bonne nouvelle aux pauvres, il meurt et envoie l’Esprit Saint sur les apôtres.

            « Si l’on considère Justin uniquement comme le théologien du Logos, on passe à côté de la moitié de sa théologie. […] Car l’attribution des dons du salut aux hommes, que Justin désigne par les mots clés charis, dynamis, pneuma [Charité, Puissance, Esprit] reste liée à l’histoire du Messie : à sa venue comme homme dans le monde pour notre salut, à son baptême où il reçoit les dons de l’Esprit pour les hommes ; à sa mort, sa résurrection et son ascension qui précédèrent l’envoi de l’Esprit. Cet esprit ou cette puissance du Messie anime tout le processus de l’évangélisation et de la foi chrétienne, jusqu’au retour du Christ »[21].

 

            Justin, Théophile d’Antioche et Tertullien connaissent l’origine du nom de "chrétiens" d’après Ac 11,26 (chrétien : disciple, adhérent du Christ), mais pour eux, ce titre signifie la même chose que "oint" ou "christ" car ils présupposent également que l’onction des chrétiens vient de l’onction universelle du Christ.

 

            Nous avons, à la même époque, l’acrostiche pour le nom de Jésus (Iesus Christos Theou Uios Sôter) : Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur (ICTUS en grec). Les premiers chrétiens invoquaient Jésus comme Christ (Oint), autrement dit, Jésus inséparable de l’Esprit Saint.

 

            Les gnostiques séparent« Christ » et « Jésus », péchant ainsi contre l’Esprit. Et ceci est encore actuel : dans le nouvel Age on parle du Christ cosmique, mais on ne parle pas de Jésus-Christ. Saint Irénée insiste en utilisant la structure complète « notre Seigneur Jésus-Christ »[22].

            Irénée écrit aussi :

« Dans le nom de "Christ" est sous-entendu Celui qui a oint, Celui-là même qui a été oint et l’Onction dont il a été oint : celui qui a oint, c’est le Père, celui qui a été oint, c’est le Fils, et il l’a été dans l’Esprit, qui est l’Onction. Comme le dit le Verbe par la bouche d’Isaïe : "L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint" (Is 61, 1-2) : ce qui indique tout ensemble et le Père qui a oint et le Fils qui a été oint et l’Onction qui est l’Esprit »[23].

            Autrement dit, pour Irénée, le mot « Christ » implique en soi une théologie trinitaire ; et la sainte Trinité, à travers l’onction donnée et reçue s’inscrit dans une dynamique du don. Le don est possible parce que le Père, le Fils et le Saint Esprit sont distincts et cependant suffisamment proches.

            Saint Irénée aime aussi à parler des deux mains du Père, qui sont le Fils et l’Esprit Saint, par lesquelles il créé et modèle l’homme[24], et par lesquelles il remodèle l’homme nouveau au moment du baptême[25]. C’est une manière de reformuler ce que dit l’Ecriture : nous sommes baptisés dans la mort et la résurrection de Jésus (Rm 6), au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit (Mt 28, 19).

 

            Chez Origène, l’appellation « Mon Seigneur Jésus Christ revient constamment »[26], signe que Jésus est en permanence perçu « dans l’Esprit Saint ».

 

            Comme nous l’avons montré, la foi trinitaire est déjà exprimée dans les quatre évangiles, et les premiers pères de l’Eglise méditent ce que l’on appelle parfois « l’économie trinitaire du salut » : en restant proche du récit biblique, ils veulent signifier que nous sommes sauvés, sanctifiés, divinisés par le don de l’Esprit, répandu par le Christ, qui nous conduit vers le Père.

            Plus tard, les pères de l’Eglise et les premiers conciles opèreront le passage de « l’Économie » à la « Théologie », ce qui signifie le passage de ce que Dieu est pour nous (Trinité « économique ») à ce que Dieu est en lui-même (Trinité « immanente »). Il y a donc bien un progrès et un développement du dogme trinitaire, un déploiement sur le mode des questions-réponses –mais c’est toujours à l’intérieur de la foi transmise par le Nouveau Testament.

           

Le Verbe fait chair

« Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous,

et nous avons contemplé sa gloire,

gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique,

plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14).

 

            Les premiers pères de l’Eglise ont repris le langage de l’évangile selon saint Jean, avec la tension Verbe (logos)/chair.

            Les premiers pères de l’Eglise ne voient pas les choses d’une manière statique (les deux natures, la nature divine et la nature humaine dans le Christ) mais bien plutôt d’une manière dynamique et vivifiante.

           

            St Ignace d’Antioche dit : « Un seul est médecin […] venu en chair, Dieu, en la mort vie véritable, de Marie et de Dieu… »[27] A travers le thème du médecin, c’est le thème de la rédemption, à travers l’union de la nature divine et de la nature humaine.

            Justin a parlé des « semences du Verbe » (grec : spermata tou logou) : il s’adresse aux philosophes grecs de son temps qui pensent connaître par leur raison le Logos divin, ou l’âme du monde. Et il leur explique que le travail de leur raison n’est qu’une préparation, une semence, et en conséquence, il les invite à accueillir la révélation du Christ, Jésus de Nazareth crucifié :

« Nos dogmes sont plus augustes que toute doctrine, parce que nous avons tout le principe du Logos dans le Christ qui est apparu[28] pour nous, corps, raison et âme. Car tout le bien que les philosophes et les législateurs ont découvert et exprimé, ils l’ont reçu grâce à leur recherche et à leur étude sous la conduite partielle du Logos. Mais ceux qui n’ont pas connu le Logos dans sa totalité, qui est le Christ, se sont souvent contredits eux-mêmes »[29].

 

            Cependant, dès le II° siècle, se posent des questions difficiles.

            La première question est comment, à partir de Justin, expliquer le rapport entre le Logos (Jésus) et le Père ? (Question du monothéisme chrétien). Pendant longtemps, la réponse consiste simplement à affirmer le monothéisme, sans expliquer l’ineffable union du Père et du Fils.

 

            La seconde question, plus difficile encore, est soulevée par Celse à Alexandrie en l’an 178 : d’après Celse, s’ils disent que le Verbe s’est fait chair, les chrétiens sont devant un dilemme : « Ou bien Dieu change, comme ils le prétendent, pour devenir un corps mortel […] ou bien ne change pas lui-même, mais fait que ceux qui le voient le juge ainsi [c’est le docétisme], alors il les trompe et il ment »[30].

 

            En attendant le vocabulaire clair donné au concile de Chalcédoine en l’an 451, nous avons vu que les premiers pères de l’Eglise donnent une réponse simple, dans un vocabulaire non figé, en restant très proches des formulations bibliques.

 

            Origène tente de répondre à Celse. Saint Paul connaissait déjà l’anthropologie corps, âme, esprit [31]. Origène reprend cette vision : dans le Christ, il distingue le corps (soma), l’âme (psyché) et l’esprit (pneuma) distinct de l’Esprit divin. Notamment, à l’heure de la passion, « ces trois éléments, lors de la passion, ont été séparés […] Comment ? Le corps dans le tombeau, l’âme aux enfers, l’esprit, il l’a déposé entre les mains du Père »[32]. « L’homme n’aurait pas été sauvé tout entier, s’il n’avait pas revêtu l’homme tout entier »[33].

            Cependant, Origène introduit dans sa réponse l’étrange idée selon laquelle l’âme du Christ serait préexistante (pour être l’image à partir de laquelle Adam a été créé)[34] ; à partir d’une telle idée, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour dire que le Fils de Dieu est un être créé et qu’il n’est donc pas Dieu (Origène ne franchit pas le pas, mais Arius le franchira).[35] Cette imprécision conduira à la « condamnation d’Origène » au 2° concile de Latran (en 649).

            Les pères de l’Eglise lisent les Evangiles, et puis quelque fois, en cherchant des explications plus précises ou en cherchant à répondre à des opposants, ils introduisent des idées philosophiques qui sont des sources d’erreur.

            Un tel « chantier » théologique se perçoit aussi chez Clément d’Alexandrie.

            Clément d’Alexandrie adhère pleinement à la vérité de la nature humaine du Christ : le Logos devient, par l’Incarnation, le soleil de l’âme et son compagnon sur la route conduisant au Père (Clément, Le Protreptique 121, 1), cependant, il ne parvient pas à préciser les limites entre le Logos et l’âme humaine du Christ : ce flou génère des idées étranges sur l’impassibilité du Christ[36].

           

 


[1] JUSTIN, Dialogue 51. 3 avec référence à Mt 11, 12-15. Il faut noter en particulier Dialogue 49 et 87 : Élie comme prédécesseur de la venue eschatologique du Messie.)

[2] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 68-70

[3] JUSTIN, Dialogue 87, 4

[4] JUSTIN, Dialogue 88. 1-8

[5] IRENEE. Adv. Haer. III 12. 3 : SC 34, p. 212

[6] St CLEMENT D’ALEXANDRIE, Le Pédagogue, I, 1-3

[7] ORIGENE, Commentaire sur St Jean, XIII 53-54

[8] En effet, c’est progressivement, à partir du VI° siècle, que le titre de « pape » a été exclusivement réservé au seul évêque de Rome. Cependant, la réalité concrète est bien celle d’une élection d’Hippolyte par un groupe de partisans, contre le pape en place.

[9] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 91.

[10] Cf. HYPPOLYTE, Commentaire sur Daniel IV, 36-40 : GCS Hippolytus Werk 1. 280-293 ; SC 14. 200-201 (trad. Fr.).

[11] JUSTIN, Dialogue 32. 1

[12] JUSTIN, Dialogue 31. 3.6 ; 33. 1-2

[13] TERTULLIEN, Contre Marcion, IV, 10, 14

[14] TERTULLIEN, Contre Marcion, IV, 10, 4-5

[15] 1Sam 10, 1s ; 16, 13…

[16] JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Dominum et vivificantem § 17

[17] Mt 3, 16 ; Mc 1, 10 ; Lc 3, 21.22

[18] Mt 12, 15-21 qui cite Is 42. 1-4 ; Ac 10, 38

[19] JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Dominum et vivificantem § 24

[20] St JUSTIN, Apologie II 6, 1-5

[21] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 117

[22] St IRENEE, Contre les hérésies III, 16. 17.

[23] St IRENEE, Contre les hérésies III 18, 3 (SCh 211, 350-352). Cette idée est répétée de manière quasi littérale par St BASILE de Césarée, De Spiritu Sancto XII 28 (SCh 17bis, 344), et St AMBROISE de Milan, De Spiritu Sancto I 3, 44 (CSEL 79, 33).

[24] Par exemple : Saint IRENEE, Contre les hérésies, IV, 20, 1 et V, 6, 1

[25] Saint IRENEE, Prédication apostolique3, 5-7, 47, 99, 100

[26] Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 110

[27] St IGNACE D’ANTIOCHE, Ephésiens 7, 2. Ignace fait aussi le parallèle engendré, inengendré, qui nous semble un peu étrange. A son époque, en disant que Jésus était « inengendré », on ne voulait pas nier qu’il soit Fils (il est en même temps « l’engendré »), mais on voulait dire simplement qu’il était Dieu.

[28] Dans l’esprit de Justin, le mot « apparu » n’a pas de connotation docète. Il veut simplement évoquer l’incarnation.

[29] St JUSTIN, Apologie II, 10, 1

[30] ORIGENE, Contre Celse IV, 18 : SC 136, p. 225

[31] « Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie totalement, et que votre être entier, l’esprit, l’âme et le corps, soit gardé sans reproche à l’Avènement de notre Seigneur Jésus Christ » (1Thess 5, 23).

[32] ORIGENE, Entretien 7, 14-18 : SC 67, p. 71

[33] ORIGENE, Entretien 7, 19 : SC 67, p. 71

[34] ORIGENE, De principiis, II, 6, 3. Il faudra attendre Grégoire de Nysse pour comprendre que l’âme humaine est créée avec le corps à chaque conception humaine pour former un homme parfait par un acte créateur parfait.

[35] Cf. Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 371-389

[36] Cf. Cardinal Aloys GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne, Ibid., p. 367-371

Date de dernière mise à jour : 13/07/2019